Cession d’usufruit temporaire : premières observations sur un nouveau cas de métempsychose fiscale

Publié le 15/09/2015

Remy Gentilhomme
Notaire associé

Jean-François DESBUQUOIS

Avocat associé, FIDAL

source: ACTES PRATIQUES et STRATEGIE PATRIMONIALE – REVUE TRIMESTRIELLE LEXIS NEXIS JURISCLASSEUR- JUILLET AOUT SEPTEMBRE 2015

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La troisième loi de finances rectificative pour 2012 (loi 2012-1510 du 29 décembre 2012) est mal née, dans un contexte de surenchère fiscale[1]. Inspirée par la volonté de lutter contre de prétendues « stratégies d’optimisation fiscale détournant l’esprit de la loi » jugées insuffisamment encadrées par la jurisprudence du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, elle a usé de moyens portant gravement atteinte à l’ordre juridique. Dès son adoption, une partie non négligeable de ses dispositions a heureusement été annulée par le Conseil Constitutionnel (celles concernant la « donation-cession » ainsi que la réforme de l’abus de droit à but essentiellement fiscal). D’autres ne sont sans doute qu’en sursis (la partie de l’article 150-0 B ter qui transfère au donataire des titres de la société bénéficiaire de l’apport la charge de plus-value latente existant chez le donateur[2]).

Mais celles concernant les cessions d’usufruit temporaire (codifié sous l’article 13 5 1° du CGI) ont survécu. Et le flou rédactionnel qui les entoure, après avoir bloqué malencontreusement de nombreuses restructurations d’entreprise durant presque trois ans, vient de donner lieu à un commentaire administratif (BOI-IR-BASE-10-10-30 mis en ligne le 5 août 2015).
La difficulté principale consistait à préciser le champ d’application de cette nouvelle réglementation. On se rappelle que le projet de loi la présentait comme une mesure « anti abus » devant faire échec aux opérations par lesquelles le plein propriétaire d’un bien immobilier à usage locatif en cédait l’usufruit pour une certaine durée au profit d’une société soumise à l’IS moyennant un prix souvent faiblement imposé entre les mains du cédant en raison des abattements pour durée de détention. Pendant la durée de l’usufruit les loyers étaient perçus par la société qui acquittait une fiscalité souvent moins lourde qu’un particulier (taux de l’IS plus faible, possibilité d’amortissement, pas de prélèvements sociaux). Et au terme, l’usufruit s’éteignait permettant au propriétaire initial de récupérer la jouissance de son bien. L’administration fiscale, agacée par ce type de stratégie, avait tenté en vain à plusieurs reprises de la faire requalifier au titre de l’abus de droit [3]. Lors de la troisième LFR pour 2012, la parade retenue a consisté à modifier législativement la nature de la taxation supportée par le cédant de l’usufruit, qui serait désormais imposé sur un produit fictif, correspondant à la valeur de ce dernier, soumis au barème de l’impôt sur le revenu selon le régime applicable aux revenus susceptibles d’être procurés par le bien.
Au cœur des difficultés concernant le champ d’application du nouveau dispositif se trouvait une définition ambiguë des opérations visées ( « la première cession à titre onéreux d’un même usufruit temporaire »).
La nature même de l’opération (la première cession à titre onéreux) ne posait guère de difficultés et l’administration vient de confirmer que ne rentrera pas dans le dispositif la seconde cession que consentirait l’acquéreur primaire si elle porte bien sur le même usufruit. En revanche si le cédant d’un premier usufruit demeuré nu-propriétaire du bien, en recouvre la pleine propriété au terme de celui-ci, puis cède de nouveau l’usufruit du bien, cette nouvelle cession ne portera pas sur le même droit, mais sur un nouvel usufruit dont la cession tombera donc dans le champ d’application [4].
Le problème principal résidait dans l’objet de la cession : un « usufruit temporaire ». En effet tout usufruit est par essence temporaire puisqu’il n’existe pas d’usufruit perpétuel en droit français. Que visait donc le législateur par cette tournure pléonastique? Les débats parlementaires indiquent clairement qu’il avait eu en vue les usufruits constitués pour une durée fixe dès leur création ce qui était cohérent avec le schéma visé : le propriétaire cédait un usufruit à une personne morale détaché de la pleine propriété et pour une certaine durée convenue entre eux. L’usufruit n’avait alors aucun caractère viager puisque l’usufruitier était la personne morale. L’usufruit « temporaire », bien que la dénomination soit impropre, s’opposait donc à l’usufruit viager. Il s’agissait de l’usufruit temporaire de durée fixe ne dépendant pas de la durée de la vie humaine.

Mais dans les échanges qui suivirent entre l’administration et les praticiens il apparut rapidement que celle-ci avait une conception plus extensive du dispositif, estimant qu’il traduisait aussi la volonté du législateur de modifier fondamentalement la nature fiscale de la cession d’usufruit au motif qu’elle n’était ni plus ni moins que l’encaissement anticipé des revenus qu’aurait procuré le bien. Ceci se traduisait par une appréciation élargie du champ d’application. D’une part la cession à titre onéreux couvrait les ventes mais également les échanges et les apports en société. Par ailleurs l’administration estimait qu’en application de l’article 619 du code civil tout usufruit acquis par une société ou à elle apporté était par essence temporaire, fut-il préalablement viager sur la tète du cédant. En outre la cession concomitante de la nue-propriété qu’elle ait lieu au profit d’un tiers ou de la société acquéreur de l’usufruit était selon elle indifférente, ainsi que l’origine du démembrement (qu’il résulte d’une donation ou d’une succession).
Cette conception extensive conduisait à faire entrer automatiquement dans le champ d’application toute cession ou apport de biens antérieurement démembrés, réalisés conjointement par l’usufruitier et le nu-propriétaire, dès lors que l’acquéreur était une personne morale. On était donc très loin du schéma visé initialement par le législateur et cette approche était de nature à bloquer de nombreuses opérations parfaitement vertueuses et n’ayant aucun lien avec la stratégie réputée abusive : par exemple l’apport conjoint de titres démembrés à une holding destinée à reconstituer le contrôle majoritaire sur un groupe industriel après une succession ou une donation-partage, la vente de la résidence principale par le conjoint survivant usufruitier après le décès du premier de deux époux lorsque l’acquéreur constituait une SCI, etc…
Face aux conséquences sclérosantes pour l’économie de son approche, l’administration a accepté in fine de consentir à nuancer cette première approche, et vient d’accepter d’exclure du champ les apports d’usufruits viagers lorsqu’ils sont consentis à une société pour la durée viagère restant à courir de l’usufruit. C’est un progrès indéniable qu’il faut saluer et qui va débloquer de nombreuses opérations d’apport à des holdings qui étaient suspendues dans l’attente de la publication des commentaires administratifs.

En revanche l’administration considère toujours, à tort selon nous, que lorsque l’apport ou la cession d’un usufruit préconstitué avec un caractère viager, n’a lieu que pour un temps fixe, la mutation rentrerait dans le champ d’application. Elle transforme ainsi un usufruit viager en usufruit temporaire de durée fixe.
Cette analyse nous semble très discutable dans la mesure ou un tel usufruit conserve fondamentalement et à titre principal son caractère viager, ce que la jurisprudence a confirmé de longue date[5] : « Tout usufruit fut-il constitué pour une durée fixe s’éteint de plein droit par la mort de l’usufruitier ». En effet le cédant qui ne dispose que d’un usufruit viager, ne peut créer ou céder un droit dont la durée excèderait le sien. Ainsi si l’usufruitier à titre viager cède son droit pour une durée dix ans, mais qu’il décède au bout de six années après la cession, l’acquéreur verra le droit acquis disparaître dès ce dernier évènement. Cette règle fondamentale n’est d’ailleurs pas inconnue de l’administration fiscale qui si elle prescrit en matière de droits de mutation à titre gratuit d’évaluer en principe les usufruits à durée fixe forfaitairement à 23% par tranche de dix ans (669 II), précise que cette valeur ne peut toutefois excéder celle qui résulterait de l’âge de l’usufruitier (669 I)[6].
Dans ses commentaires sur l’article 13 5, l’administration confirme d’ailleurs par un renvoi au BOI qui précède, que les mêmes règles d’évaluation s’appliquent au « produit » taxable que constitue l’usufruit cédé, ce qui démontre l’incohérence des approches : pour le champ d’application le caractère temporaire de l’usufruit prime, mais pour l’évaluation c’est son caractère viager.
Forçons le trait dans un exemple pour l’illustrer : Mr X âgé de 92 ans détient l’usufruit viager de 35% du capital d’une importante société industrielle familiale. Il l’apporte pour 15 ans à une société constituée avec les autres associés pour reconstituer un bloc majoritaire. Cette opération tomberait selon l’administration dans le champ de l’article 13 5, mais la valeur du produit correspondrait à la valeur viagère de l’usufruit (10%) et non à sa valeur « temporaire » (46%).

Autre point discutable, l’administration inclut dans le champ d’application les cessions d’usufruits ayant été préconstitués pour une durée fixe sur la tête d’une personne physique qui conservent pourtant un caractère essentiellement viager, ce qui est à la fois illégitime et inopportun.
Exemple : Mme X est veuve de Mr Y. Ce dernier qui était père de plusieurs enfants nés d’une précédente union lui a laissé par testament l’usufruit pour une durée de 15 ans de leur résidence principale. Si Mme X et les enfants nus- propriétaires conviennent avant 15 ans de vendre leurs droits conjointement, Mme X sera taxé sur le produit au barème de l’IR et ne bénéficiera pas de l’exonération des plus values au titre de la vente de la résidence principale. Ceci est bien loin du schéma d’optimisation que le législateur cherchait à endiguer, et aura pour conséquence de rendre le bien invendable. Par ailleurs si Mme X décède avant 15 ans son usufruit disparaît avant le terme « fixe ». Si l’administration avait reconnu que le caractère viager prévalait on aurait abouti à une application du texte plus respectueuse de l’objectif législatif annoncé.
REFERENCES : 

[1] Création de la taxe de 75% sur les hauts revenus, rétablissement du barème de l’ISF, taxation des plus values de cession de valeurs mobilières au barème progressif de l’impôt sur le revenu…
[2] Le Conseil constitutionnel n’a examiné un recours que sur la date d’application de cette disposition, mais non sur le fond.
[3] Voir notamment CADF avis n°2012-53 et 2013-16.
[4] BOI-IR-BASE-10-10-30 § 70.
[5] Cass. ch. réunies 16 juin 1933, Adm. de l’Enregistrement/ consorts Bougère.
[6] BOI-ENR-DG-30, § 80.

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