Alors que la France cherche encore son gouvernement, le président du Cercle des fiscalistes se prononce sur la politique fiscale menée. Si tout n’est pas à jeter, il appelle tout de même à une réforme du régime successoral jugé suranné.
Interview de Philippe Bruneau, Président du Cercle des fiscalistes, publiée dans L’AGEFI actifs – NUMÉRO 861 – MENSUEL SEPTEMBRE 2025.
Le gouvernement entend combiner la contribution sur les hauts revenus avec des mécanismes de lutte contre l’optimisation abusive des patrimoines improductifs. Quel regard portez-vous sur cette politique ?
Notre politique fiscale actuelle semble davantage guidée par le souci d’apaiser les tensions sociales à travers des mesures symboliques que par une vision stratégique cohérente. On assiste à un enchaînement de décisions ponctuelles, souvent dictées par la communication, sans véritable cap. Le Cercle des fiscalistes n’est pas un acteur politique, mais il faut reconnaître que la dernière orientation fiscale claire remonte à 2017. À cette époque, une ligne directrice avait été fixée – une politique d’offre assumée – et les moyens avaient été alignés avec cette stratégie, soutenue par une majorité d’électeurs. Aujourd’hui, il est difficile d’identifier une orientation fiscale lisible. Les ajustements successifs ressemblent davantage à du bricolage qu’à une véritable réforme de fond.
Que vous inspirent les débats sur la taxe Zucman ?
La proposition de Gabriel Zucman visant à taxer les revenus non perçus soulève de sérieux problèmes juridiques et pratiques. Elle apparaît inconstitutionnelle, comme l’a justement souligné François Bayrou. Gabriel Zucman n’est pas juriste et sa proposition méconnaît les principes fondamentaux de notre système fiscal. Prenons un exemple simple : une entreprise réalise un chiffre d’affaires, puis un bénéfice. Ce bénéfice est soumis à l’impôt sur les sociétés (IS) à hauteur de 25 %. Contrairement à une idée reçue, les entreprises ne sont pas exonérées d’impôt. Ce bénéfice fiscal est, pour une entreprise, l’équivalent du revenu imposé à l’impôt sur le revenu pour une personne physique. L’argent détenu par l’entreprise appartient à celle-ci, non au dirigeant. Pour qu’un chef d’entreprise puisse en disposer à titre personnel, il doit passer par des canaux fiscalisés : soit un salaire, soit un dividende. D’autres mécanismes existent – réductions de capital, notes de frais – mais les principaux sont ceux-là. Et dans tous les cas, cela déclenche une fiscalité.
S’il opte pour un salaire, il bénéficie à la fois d’un revenu immédiat et de droits sociaux différés – notamment la retraite. Ces droits n’existent pas en cas de perception exclusive de dividendes, ce qui peut poser problème au chef d’entreprise. En France, la fiscalité repose sur des flux perçus, pas sur des revenus latents ou non distribués. Une taxation sur le patrimoine, telle qu’envisagée ici, reviendrait à imposer des sommes déjà soumises à l’IS alors même qu’elles sont réinvesties dans l’entreprise ou appelées à l’être – ce qui constituerait une rupture avec nos principes fiscaux.
Comprenez-vous les critiques à l’égard des holdings, accusées d’être des instruments de suroptimisation fiscale ?
Dans les holdings détenues par des personnes très fortunées, les dirigeants ne perçoivent pas nécessairement de salaires ou de dividendes à la hauteur des bénéfices générés. C’est le cas de ceux qui réinvestissent systématiquement leurs profits. Les intéressés ne disposent alors d’aucune marge de distribution. Autre situation, celle des holdings qui thésaurisent leurs bénéfices et accumulent ainsi de la trésorerie. Certains économistes qualifient cette trésorerie de « non productive ». C’est une erreur d’analyse. Une entreprise n’a pas vocation à investir immédiatement chaque euro de bénéfice. Une stratégie de croissance peut impliquer de conserver des fonds plusieurs années pour financer un projet majeur : agrandir des locaux, racheter un concurrent, embaucher, ou faire face à des aléas économiques.
Penser qu’une trésorerie excédentaire est inutile, ou qu’elle devrait être systématiquement taxée si non investie en fin d’exercice, traduit une méconnaissance du fonctionnement réel des entreprises. Une société bien gérée maintient une trésorerie de sécurité. D’ailleurs, les banques considèrent cela comme un signe de solidité, non d’inefficacité. Enfin, ce n’est pas à l’État de dicter le rythme d’investissement des entreprises. L’idée de taxer annuellement la trésorerie excédentaire (comme ici à 2 %) revient à pénaliser la prudence et la gestion responsable.
Sur un autre volet, quel regard portez-vous sur l’imposition des successions ?
Le système actuel est à la fois rigide sur le plan civil et mité sur le plan fiscal. Le droit des successions, qui est le cadre civil, n’a quasiment pas évolué depuis Napoléon Ier. Il repose encore sur des principes de réserve héréditaire qui empêchent une liberté totale de transmission. Quant aux droits de succession – c’est-à-dire la fiscalité applicable –, ils sont truffés de niches dont profitent les contribuables bien conseillés. Normalement, un bon impôt repose sur une assiette large et un taux modéré. En France, on a fait l’inverse : des assiettes étroites avec des taux élevés, et un empilement d’exonérations. On a créé des « gruyères fiscaux » où les trous sont plus importants que la masse taxable.
Quels changements préconisez-vous ?
D’une part, accorder davantage de liberté testamentaire – dans le respect d’un équilibre avec les héritiers légitimes. D’autre part, refondre totalement la fiscalité : je suis favorable à une hausse des droits de succession mais à trois conditions. Tout d’abord, réduire corrélativement la fiscalité sur le travail, ensuite maintenir un dispositif d’allègement pour les entreprises familiales (type Dutreil), car elles représentent un enjeu de souveraineté économique et d’emploi local. Enfin, favoriser la transmission par donation, pour dynamiser l’investissement et la consommation des plus jeunes.
Faut-il dans ce cas encadrer davantage le pacte Dutreil ?
Historiquement, la hausse des droits de succession en France (passant de 20 % à 40 % sous François Mitterrand en 1982) a rendu la transmission des entreprises quasi impossible sans mesures spécifiques, d’où la création du pacte Dutreil en 2003. Malgré cela, la transmission d’une entreprise française est bien plus onéreuse que chez nos voisins européens. Le Mittelstand allemand, caractérisé par l’absence de droits de succession sur les transmissions d’entreprises familiales, est un pilier de la robustesse industrielle allemande, contrairement à la France.
L’entreprise ne se résume pas à un actif à transmettre. C’est un collectif. Elle implique des salariés, un ancrage territorial, des fournisseurs, des clients… Si une transmission échoue pour des raisons fiscales, c’est toute une économie qui est menacée, dont les emplois directs et indirects. Le pacte Dutreil est certes une niche fiscale mais son coût est absorbé par les bénéfices qu’il procure à la collectivité.
Pensez-vous que la réforme des droits de succession pourrait voir le jour dans l’agenda politique à venir ?
Pas à court terme. Aujourd’hui, le sujet n’est pas sur la table. Elle suscite des tensions, y compris parmi les professionnels – notaires, avocats, experts-comptables – qui n’y trouvent pas tous le même intérêt. Et politiquement, les responsables préfèrent les effets d’annonce à des réformes structurelles, souvent impopulaires à court terme.
Dans ce contexte, Bercy a envisagé de se pencher sur la poche d’épargne excédentaire des Français. La situation de l’assurance-vie est-elle susceptible d’être mise sur la table ?
Pendant longtemps, j’ai estimé qu’il ne fallait pas y toucher. Aujourd’hui, je pense qu’une évolution est possible, mais à condition d’y aller avec une extrême prudence. L’assurance-vie joue un rôle central dans le financement de la dette publique. Elle constitue une source majeure de financement pour l’État via les investissements en obligations. Toute réforme trop brutale pourrait déstabiliser le secteur, fragiliser les compagnies d’assurances, voire entraîner des risques systémiques.
Faut-il craindre une vague de rachats de la part des épargnants dans ce cas de figure ?
On distingue en réalité deux grands types d’épargnants qui investissent en assurance-vie. D’un côté, ceux qui recherchent les avantages successoraux et fiscaux de l’enveloppe. De l’autre, ceux qui s’y intéressent principalement pour obtenir un meilleur rendement de leur épargne sécurisée (fonds euros). Ces deux segments répondent à des logiques très différentes. La deuxième catégorie est très mobile. Il suffit qu’on leur annonce par exemple une remontée des taux et une meilleure rémunération du Livret A pour qu’ils envisagent de repositionner leur épargne, surtout s’ils ne sont pas imposés sur le revenu – ce qui est le cas de 55 % des Français. Certains peuvent alors clôturer sans pénalité fiscale leur contrat d’assurance-vie et choisir un produit d’épargne plus rémunérateur.
Quant aux clients attirés par les avantages successoraux, la question est plus sensible. En matière d’impôt sur le revenu, les réformes ne sont généralement pas rétroactives. Mais pour les droits de succession, il existe une certaine rétroactivité, ce qui peut poser problème. En effet, le fait générateur de l’impôt est la date du décès. Cela signifie que toute succession ouverte après l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi est soumise aux nouvelles règles, même si le contrat a été établi bien avant. Cela peut créer un sentiment d’injustice chez les épargnants sauf à prévoir une « clause de grand-père ».
Un mot sur la fiscalité immobilière ?
Le statut du bailleur privé est également en débat. Le bailleur privé, notamment en location nue, a été fiscalement maltraité, ce qui a détourné les investisseurs de ce type de placement. À cela s’ajoutent les risques locatifs, les squats, les impayés… Beaucoup se tournent désormais vers la pierre-papier (SCPI), jugée plus simple et sécurisée.
Pour le président du Cercle des fiscalistes, Philippe BRUNEAU, le gouvernement ne suit aucune trajectoire fiscale, ce qui le conduit à créer de nouvelles taxes dans l’improvisation. Les contribuables les plus aisés, mais aussi les entrepreneurs sont les vaches à lait ou les boucs émissaires. La vérité au grand jour. (Interview dans Valeurs Actuelles 14/05/2025)