ESFP et respect de la vie privée

Publié le 29/09/2025

Dans la Revue européenne et internationale de droit fiscal de 2025 n°2, Olivier Janoray analyse l’ESFP, procédure fiscale intrusive visant à contrôler la cohérence entre revenus déclarés et train de vie des contribuables.

L’ESFP est une procédure de contrôle fiscal des revenus qui trouve son fondement dans l’article 12 du Livre des procédures fiscales. Elle se caractérise par un contrôle de cohérence réalisé par l’administration fiscale entre, d’une part, les revenus déclarés par les contribuables personnes physiques et, d’autre part, leur train de vie, leur patrimoine et leur situation de trésorerie. Particulièrement intrusive, cette procédure est considérée comme l’une des plus attentatoires à la vie privée des contribuables, en raison des investigations extrêmement poussées que l’administration fiscale est autorisée à mener dans ce cadre. Pourtant, l’utilisation des nouvelles technologies par l’administration fiscale et la modernisation du contrôle fiscal semblent considérablement remettre en cause l’efficacité de l’ESFP. Par ailleurs, l’insuffisance évidente des garanties propres à cette procédure par rapport à l’atteinte portée aux droits et libertés fondamentales des individus suggère de mener une réflexion sur la nécessité de son maintien dans l’arsenal répressif actuel et sur la pertinence de son transfert vers la matière pénale.

Dans l’adage « Fraus omnia corrumpit » réside un idéal de notre société : les principes de bonne foi et de loyauté dominent les rapports juridiques entre les individus tandis que la fraude, entachant de vice toute chose, est de nature à inverser cette logique. Ennemie du principe d’égalité, la fraude fiscale justifie ainsi un climat de méfiance et la nécessité d’investigations continues, l’exception devenant le principe. Toutefois, un tel traitement appliqué en amont de toute caractérisation de fraude pose question : cette traque ne peut se faire par tout moyen et se heurte aux droits et libertés fondamentaux des contribuables.

Dans ces colonnes, nous proposons d’étudier la conciliation de deux exigences de l’État de droit, la protection de la vie privée des individus et la recherche de l’équité contributive, à travers un instrument de vérification particulier dont dispose l’administration fiscale : l’Examen Contradictoire de la Situation Fiscale Personnelle ou « ESFP ». Particulièrement intrusive, cette procédure de contrôle fiscal est réservée aux personnes physiques résidentes ou déclarées non-résidentes. Elle permet à l’administration fiscale de procéder à un contrôle de cohérence entre, d’une part, les revenus du contribuable qui auront – ou n’auront pas – été déclarés et, d’autre part, son train de vie, son patrimoine ou sa situation de trésorerie. Véritable inquisition, l’ESFP conduit l’administration fiscale à procéder à une analyse approfondie des données personnelles – voire intimes – du contribuable.

L’histoire de l’ESFP est celle d’une procédure de vérification née de la pratique de l’administration fiscale et d’une succession de jurisprudences du Conseil d’État, toutes deux soutenues par une consécration légale tout aussi empirique. Se hissant progressivement au rang des contrepoids du système déclaratif français, sans équivalent en Europe, elle entre dans le droit positif avec la loi n° 75-1278 du 30 septembre 1975 sous son premier nom, la « Vérification Approfondie de la Situation Fiscale d’Ensemble », afin de l’affubler à la hâte d’un encadrement légal. Le décret n° 81-859 du 15 septembre 1981 l’introduit ensuite au sein du Livre des Procédures Fiscales et la « Vérification » devient l’« Examen Contradictoire de l’Ensemble de la Situation Fiscale Personnelle » avec la loi n° 87-502 du 8 juillet 1987 modifiant les procédures fiscales et douanières. La procédure doit son nom actuel à la loi n° 96-1182 du 30 décembre 1996 qui, opérant une extension de son champ d’application, la renomme « Examen Contradictoire de la Situation Fiscale Personnelle ». Ces réformes successives n’ayant fait qu’adapter sur le plan légal cette création administrative et prétorienne, la saga identitaire de l’ESFP apparaît peu rassurante lorsque l’on sait qu’elle désigne l’un des contrôles fiscaux les plus attentatoires aux droits et libertés des contribuables.

Pour en comprendre les fondements, il convient de s’interroger sur ce qui a pu motiver son apparition. Le contexte des années 1970 est celui d’une montée des comportements de fraude et d’évasion fiscales, notamment dans les milieux à revenus non-salariés (principalement les entreprises individuelles et les professions libérales) avec un grand nombre de transactions réalisées au moyen d’argent liquide, à une époque où il n’existait pas d’outil performant de recoupement automatisé des informations. Il était donc nécessaire de doter l’administration fiscale d’un moyen d’approche directe pour reconstituer les revenus dissimulés, en s’appuyant sur les signes extérieurs de richesse ou les dépenses flagrantes du contribuable. La procédure trouve son origine dans la volonté des pouvoirs publics de détecter les fraudes « invisibles », à savoir celles qui ne peuvent être mises en lumière par une simple vérification des déclarations, faute d’éléments comptables disponibles, et se fonde sur l’idée que ces signes extérieurs constituent un indice révélant un décalage entre les revenus déclarés et la réalité économique du contribuable.

Comme en témoigne une note du 4 octobre 1978, l’administration fiscale envisageait initialement cette procédure comme un complément à la vérification de comptabilité, procédure dont elle partage aujourd’hui la base légale au sein de l’article L. 12 du Livre des procédures fiscales. Au fil du temps, l’ESFP a gagné en autonomie en se développant comme une procédure de contrôle fiscal distincte de la vérification de comptabilité. Un demi-siècle plus tard, alors que l’administration fiscale dispose désormais de moyens de plus en plus performants d’accès à l’information, la procédure de l’ESFP continue de nourrir le doute tant sur le plan des principes que sur le plan technique.

En outre, les récentes évolutions technologiques et législatives semblent interroger la pertinence du maintien de cette procédure dans l’arsenal procédural fiscal français. En effet, le développement de la déclaration préremplie, la généralisation du prélèvement à la source, l’accès aux bases de données bancaires, l’utilisation des algorithmes de détection automatique, la pratique du datamining ainsi que le déploiement des mécanismes d’échange automatique d’informations à l’échelle internationale sont autant d’outils ayant considérablement renforcé les capacités d’accès à l’information et de contrôle fiscal de l’administration.

Au renfort de ce questionnement, il apparaît que les données chiffrées communiquées par la Direction Générale des Finances Publiques n’en font pas la procédure vedette de ces vingt dernières années. Le nombre d’opérations annuelles menées au titre des ESFP a été divisé par deux entre 2011 et 2023 où il tombe à 2 061 examens, soit 0,2 % des procédures de contrôles des particuliers. Cette diminution semble témoigner de la marginalisation du recours à l’ESFP, qui constitue sans nul doute une procédure particulièrement consommatrice de ressources pour l’administration fiscale. À cet égard, il est aisé de comprendre que cette procédure « exceptionnelle » sera mise en œuvre en cas de véritable présomption de fraude ou de doute sérieux sur la sincérité des déclarations du contribuable.

Sur la rentabilité de cette procédure pour le Trésor Public, on notera que la Direction Générale des Finances Publiques demeure muette depuis 2012. Avant cette date, l’administration fiscale indiquait dans ses rapports annuels que l’ESFP était à l’origine de 6 % à 9 % des recettes annuelles attachées aux « contrôles fiscaux externes », la vérification de comptabilité s’en attribuant la part du lion. Au-delà de l’efficience économique de l’ESFP, la mise à l’épreuve du droit au respect de la vie privée du contribuable demeure un point clivant de la réflexion sur sa raison d’être. Le champ des investigations pouvant être menées par le vérificateur dans le cadre d’un ESFP semble infini et la procédure, nécessairement empreinte d’une certaine part de subjectivité, génère un climat de suspicion de fraude généralisée en dehors de toute procédure judiciaire.

Ces constats appellent ainsi à une double analyse : celle des atteintes concrètes portées au droit au respect de la vie privée des contribuables par l’ESFP et celle de la portée et des limites des garanties qui l’encadrent à l’aune de son objectif.

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