Multinationales imposées entre 0 et 15% ? Attention à ce raccourci

Publié le 16/09/2022

En plein débat sur la taxation des « superprofits » des multinationales pétrolières et productrices d’énergie, l’ex-inspecteur du travail et ancienne figure du Parti socialiste Gérard Filoche a dénoncé dans un tweet la tendance à la baisse de l’imposition des multinationales, ces dernières payant selon lui « entre 0 et 15% dans les années 2010-20 ». Mais cette fourchette est approximative: elle mélange des taux d’imposition et des types d’impôts différents, comme l’a reconnu M. Filoche auprès de l’AFP. Or, si la fiscalité sur les bénéfices des entreprises n’a effectivement cessé d’être réduite par les gouvernements français successifs depuis quarante ans, on ne peut pas la résumer de cette façon, expliquent  une économiste et un fiscaliste interrogés par l’AFP.

 

Par Gaëlle GEOFFROYAFP France 

Publié le 15 septembre 2022
Copyright AFP 2017-2022. Droits de reproduction réservés. 

 

Serpent de mer à gauche, le thème d’une fiscalité accrue pour les entreprises réalisant d’énormes bénéfices est revenu en force dans le débat public depuis le printemps 2022 avec l’explosion des prix de l’énergie dans le sillage de la guerre en Ukraine. Les factures des consommateurs s’envolent, les géants du secteur sont sous le feu des critiques, et les gouvernements appelés à agir pour tenter de limiter l’impact de cette crise énergétique sur le pouvoir d’achat.

L’idée d’une taxation sur ces bénéfices fait son chemin au niveau européen : l’Espagne a annoncé en juillet une taxe sur les bénéfices extraordinaires des grandes entreprises énergétiques et financières, et l’Italie et le Royaume-Uni respectivement en mars et en mai une taxation de ceux des géants du pétrole et du gaz.

Début septembre, Bruxelles a, entre autres mesures, proposé de restreindre ces « superprofits » des groupes énergétiques pour les redistribuer aux ménages, avec la piste d’une « contribution temporaire de solidarité » dont les conditions restent à définir.

Le plafonnement des seuls « superprofits » réalisés dans le secteur de la production d’électricité rapporterait au moins 140 milliards d’euros aux États de l’Union européenne, a estimé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen le 14 septembre.

Le président français Emmanuel Macron s’est dit favorable début septembre à l’idée de « contribution temporaire de solidarité », en précisant que si elle n’aboutissait pas au niveau européen, il faudrait alors « revenir à des débats nationaux ». Mais il écarte pour l’instant l’instauration d’un impôt français spécial sur les entreprises du secteur énergétique.

 

Une fourchette trompeuse 

C’est dans ce contexte que Gérard Filoche a tweeté le 3 septembre pour dénoncer la baisse de l’impôt sur les bénéfices des  « multinationales » (sociétés opérant à l’international) depuis une quarantaine d’années, et même l’absence d’impôts payés par certaines d’entre elles.

« Dans les années 80, les multinationales payaient 50% d’impôt. Dans les années 90 elles payaient 37%. Dans les années 2010-20 elles paient entre 0 et 15%. Voilà l’origine de la ‘dette’. Une question de recettes pas de dettes », a-t-il écrit dans ce tweet relayé près de 3.200 fois à la date du 15 septembre. Celui-ci a été aussi partagé au moins des centaines de fois sur Facebook. 

Mais la fourchette de 0-15% pour « les années 2010-2020 », qui laisse penser que toutes les multinationales paieraient entre 0 et 15% d’impôts, ne correspond pas à une moyenne précise et ne résume pas la fiscalité des grosses entreprises actuellement. Et elle n’est pas comparable aux chiffres mentionnés pour « les années 80 » et « les années 90% ».

Interrogé par l’AFP sur ces données, M. Filoche a indiqué que la fourchette 0-15% pour 2010-2020 n’émanait d’ailleurs d’aucune source officielle.

Le « 0% » fait référence à l’absence d’impôt sur les bénéfices payés par le géant pétrolier TotalEnergies en France sur 2021, a-t-il expliqué le 8 septembre. TotalEnergies est selon lui « un exemple majeur » de la capacité de certaines entreprises à éviter l’impôt par diverses stratégies fiscales pour au final « payer zéro ».

Comme nous allons le voir, ce taux de 0% correspond donc aux taux acquitté dans les faits par ce groupe, le taux d’impôts sur les bénéfices dit « effectif », une fois faites un certain nombre de déductions.

Le taux de 15% évoque, lui, l’« impôt minimum mondial » sur les bénéfices des multinationales, sur lequel 136 pays se sont accordés à l’automne 2021, explicite M. Filoche. Mais cet impôt n’est pas encore entré en vigueur. Il le sera au mieux en 2023, date visée par l’accord.

Quant aux taux évoqués pour les années 1980 et 1990, ils correspondent au niveau de l’impôt sur les bénéfices des sociétés tel que fixé par la loi dans ces années-là, c’est-à-dire le taux dit « statutaire » (aussi appelé « nominal » ou « normal »), des chiffres rappelés par l’Office français de conjoncture économique (OFCE) en introduction d’une étude publiée en octobre 2018.

Les fourchettes utilisées par M. Filoche reposent donc sur des taux et des types d’impôts différents: des taux effectifs et nominaux, impôts en vigueur ou non.

 

Le taux « statutaire » n’a cessé d’être réduit

Le taux d’imposition défini par la loi est actuellement fixé à 25%, rappelle le 8 septembre auprès de l’AFP Jean-Yves Mercier, avocat honoraire et membre du Cercle des fiscalistes, un think tank basé à Paris. Il s’agit d’un taux théorique, duquel les entreprises peuvent ensuite déduire diverses charges et crédits d’impôts.

« Le taux normal de l’impôt sur les sociétés, en l’absence de dispositions particulières, est fixé conformément à l’article 219-I du Code général des impôts (CGI) », est-il souligné sur le site impots.gouv.fr, soit actuellement à 25% des bénéfices pour les entreprises réalisant plus de 38.120 euros de chiffre d’affaires annuel.

La loi définit ainsi un seuil de chiffre d’affaires, c’est-à-dire de ventes annuelles, à partir duquel les entreprises sont plus ou moins imposées sur leurs bénéfices, c’est-à-dire les gains engrangés une fois les charges déduites.

Pour les plus petites, celles réalisant moins de 38.120 euros de chiffre d’affaires annuel, un taux d’imposition réduit de 15% est appliqué au bénéfice.

Le barème d’imposition sur les bénéfices a été simplifié très récemment et il n’existe plus que ces deux taux nominaux, 25 ou 15%.

Ce taux « statutaire » n’a donc, en effet, cessé d’être réduit depuis les 50% appliqués dans les années 80, comme le souligne Gérard Filoche dans son tweet.

En France, « les gouvernements successifs ont amorcé une diminution du taux normal d’impôt sur les sociétés dans les années 1980; le taux marginal supérieur passe de 50% à 42% entre 1984 et 1988 », rappelle l’Office français de conjoncture économique (OFCE) dans son étude de 2018.

Les plus grandes entreprises ont ensuite vu le taux légal diminuer jusqu’à 33,3% en 2016, puis 28% en 2020, 26,5% en 2021 et 25% en 2022, selon le site impots.gouv.fr.

La France n’est pas la seule à avoir engagé ce mouvement de baisse: elle s’inscrit dans une tendance plus large à l’oeuvre dans les pays les plus développés.

Celle-ci a été confortée dans les années 90 avec l’adoption par l’Irlande, alors à la traîne de ses voisins européens en terme de développement industriel, d’une fiscalité ultra-concurrentielle avec un taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés de 12,5% dans le but d’attirer les investisseurs.

« Ce mouvement de baisse s’explique par le fait que chaque État copie son voisin pour des raisons de compétitivité. Les gouvernements se sont dit que s’ils voulaient créer de l’activité, il ne fallait pas effrayer les investisseurs avec des taux d’imposition sur les bénéfices élevés. Les États sont donc tous suiveurs, y compris la France », explique Jean-Yves Mercier.

Ainsi, « entre 2000 et 2018, le taux statutaire moyen d’imposition des bénéfices des sociétés parmi les pays de l’OCDE a diminué de près du tiers, passant de 30% à moins de 22% », souligne l’Institut des politiques publiques (IPP) dans un rapport de mars 2019.

Et au sein de l’OCDE, « l’Union européenne a été à l’avant-garde avec une baisse de 34% à 24% », y souligne l’IPP, un institut indépendant rassemblant des chercheurs de l’Ecole d’économie de Paris et du Centre de recherche en économie et statistique (Crest).

 

Un impôt « effectif » qui peut être égal à 0 dans certains cas

Le taux de « 0% » d’impôt sur les sociétés pour TotalEnergies évoqué par Gérard Filoche n’est donc pas un taux « statutaire », mais un taux « effectif »: il fait référence aux impôts « effectivement » payés par le géant pétrolier en France.

En l’occurrence, aucun pour 2021, comme l’a lui-même indiqué le groupe à l’AFP en juillet lors de la publication de ses résultats semestriels. La raison en est selon lui que sur le territoire hexagonal, « la somme de ses activités a dégagé un résultat fiscal déficitaire », c’est-à-dire une perte et non un bénéfice imposable.

Pour les mêmes raisons, TotalEnergies n’a pas payé d’impôt sur les bénéfices  en France non plus en 2020 ni en 2019, comme il l’indique dans son « rapport de transparence fiscale » publié pour la première fois en mars 2022.

Des chiffres qui suscitent la polémique à chaque publication de résultats, comme en juillet 2022, puisque le groupe engrange dans le même temps un bénéfice net colossal au niveau mondial, de 16 milliards de dollars (environ 14 milliards d’euros) sur la seule année 2021.

C’est le principe de « la territorialité » de l’impôt, explique Jean-Yves Mercier: « les impôts sont payés dans les pays où s’engrangent les profits. Dans le cas de Total, dans des pays où il extraie et raffine les hydrocarbures, par exemple des pays africains », alors qu’en France ses activités sont peu rentables. 

Comme le rappelle le site impots.gouv.fr, est imposable sur ses bénéfices toute entreprise « uniquement si elle est exploitée en France. Cela veut dire qu’elle doit y exercer une activité commerciale habituelle » et qu’elle « n’est donc pas imposable sur les bénéfices qu’elle réalise à l’étranger ».

« Il faut distinguer impôt statutaire et impôt effectif », confirme Céline Azemar, professeur d’économie à la Rennes School of Business, à l’AFP le 12 septembre.

« Les multinationales en réalité paient moins » que ce qui est prévu par le taux statutaire, car « elles peuvent déduire un certain nombre de choses: crédit impôt recherche, dépenses en recherche et développement, taux d’intérêt entrant dans le cadre de leur financement, dépréciation du capital… », précise-t-elle.

 

Des impôts sur les bénéfices, mais pas seulement

Quel est donc le taux moyen effectivement payé par les grandes entreprises françaises sur leurs bénéfices ?

Les données chiffrées sur les taux d’imposition des sociétés sur longue période sont rares. Contactés par l’AFP, la Direction générale des finances publiques et l’Institut national de la Statistiques (Insee) ont indiqué ne pas être en mesure d’apporter de telles précisions.

L’Institut des politiques publiques (IPP) a toutefois calculé dans son rapport que les sociétés non-financières avaient payé entre 2005 et 2015 en moyenne « autour de 20% » d’impôts sur leurs bénéfices. Avec une différence entre grandes entreprises et Petites et moyennes entreprises (PME): 17,8% pour les grandes, 23,7% pour les PME.

Il s’agit d’une moyenne: certaines ne paient rien, ce qui laisse penser qu’elles ont largement eu recours à de l’« optimisation fiscale », légale, ou à l’« évasion fiscale », illégale; d’autres paient plus que ces taux, explique Céline Azemar.

« Comme les entreprises multinationales sont exposées à un grand nombre de régimes fiscaux différents et de conventions fiscales bilatérales visant à limiter la double imposition, elles ont la possibilité de sélectionner les régimes les plus avantageux et exploiter les lacunes et les inadéquations des règles fiscales internationales pour minimiser leurs obligations fiscales », rappelait le Conseil d’analyse économique (CAE), service rattaché à Matignon, dans une étude publiée en novembre 2019.

Pour autant, pour une entreprise, s’acquitter d’une taxe sur ses bénéfices minime voire ne pas s’en acquitter du tout ne signifie pas qu’elle ne paie aucun impôt.

Car elle doit aussi verser ceux liés à sa production, à l’utilisation d’actifs à cette fin, à la propriété de terrains ou bien encore à l’emploi de sa main-d’œuvre.

Ainsi, dans son enquête 2019 sur les prélèvements obligatoires, l’Association française des entreprises privées (Afep) a calculé que 102 entreprises françaises parmi les plus grandes avaient payé en 2018 un total de 11 milliards d’euros d’impôts sur leurs bénéfices, mais aussi 43 milliards de taxes et cotisations sur le travail et 4,6 milliards sur leurs chiffres d’affaires et la valeur ajoutée.

Pointé du doigt, TotalEnergies avait fait valoir en juillet 2022 auprès de l’AFP qu’il avait payé 1,9 milliard « d’impôts, taxes et cotisations sociales » au titre de l’exercice 2021.

 

Mesurer l’impact pour les finances publiques

Entre la baisse tendancielle du taux légal de l’impôt, et les taux effectifs inférieurs à ce taux légal grâce aux techniques d’optimisation fiscale largement développées par les firmes internationales, l’impact sur les rentrées fiscales est important.

Côté évasion fiscale, le manque à gagner de la France en termes de recettes fiscales lié à la seule domiciliation des entreprises françaises dans des paradis fiscaux atteindrait 3,3 milliards d’euros par an en moyenne, a calculé le Conseil d’analyse économique dans son étude de 2019.

Si l’on y ajoute l’impact de ces stratégies déployées cette fois par les entreprises étrangères opérant en France, la perte se monterait à au moins 4,6 milliards annuels.

Toutefois, si l’on observe la part des recettes fiscales par rapport à la richesse nationale, on s’aperçoit que celle-ci reste « à peu près stable », malgré l’optimisation fiscale, et malgré la baisse du taux légal d’impôt sur les bénéfices, relève Céline Azemar.

« Quand on regarde la part des recettes fiscales issues de l’impôt sur les bénéfices des entreprises par rapport au Produit intérieur brut français, on constate une certaine stabilité, autour de 2-3% du PIB, même si le taux d’imposition baisse », souligne-t-elle.

Selon des chiffres disponibles sur le site de l’OCDE, l’impôt sur les bénéfices des sociétés représentait ainsi 2,03% du PIB français en 1980, 2,19% en 1990, 3% en 2000, 2,32% en 2017 et en 2020.

En fait, tout dépend de l’assiette fiscale, la base fiscale imposable à partir de laquelle les prélèvements sont opérés.

« Si l’on baisse les taux d’imposition pour être plus attractifs, on peut tout de même récolter autant ou plus de recettes si l’on parvient à avoir une assiette fiscale plus large, par exemple en attirant de nouvelles entreprises », explique Céline Azemar.

 

Un impôt minimum mondial de 15%

Le débat entre tenants d’une taxation accrue des entreprises au nom d’une meilleure répartition des richesses et partisans d’un allègement de la fiscalité dans un environnement concurrentiel est donc permanent.

Mais avec les scandales LuxLeaks ou Panama Papers, et l’explosion des bénéfices des Gafam (les géants d’internet Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft), un consensus international s’est construit autour de la nécessité de faire payer aux multinationales une part d’impôts plus importante.

Pour les États, il s’agit aussi désormais de pouvoir taxer une partie des bénéfices de celles vendant leurs biens et services dans un pays même si elles n’y ont pas de présence physique.

C’est tout l’enjeu de l’accord« historique » scellé en octobre 2021, sous l’égide de l’OCDE, par 136 pays représentant 90% du PIB mondial.

Celui-ci instaure d’une part un « impôt minimum mondial » pour les multinationales, avec l’espoir de dégager grâce à lui environ 150 milliards d’euros de recettes annuelles supplémentaires.

Le taux retenu est de 15% et c’est ce chiffre qu’évoque Gérard Filoche dans son tweet. Il concernera les entreprises réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel.

Un Etat pourra par ailleurs taxer les profits étrangers d’une de ses entreprises nationales qui aurait été imposée à l’étranger à un taux inférieur à 15%, afin de compenser l’écart.

Par exemple, si une filiale paie dans un Etat étranger un impôt inférieur à 15%, son pays d’origine assujettira la société mère à une imposition égale à la différence entre ce faible taux et celui de 15%. Un mécanisme qui devrait donc neutraliser la concurrence fiscale entre Etats, espèrent les experts.

L’objectif de le voir entrer en vigueur en 2023 reste toutefois soumis à un intense jeu diplomatique. La Hongrie par exemple s’est opposée en juin à la transposition du mécanisme dans le droit européen. Ce à quoi cinq pays européens, dont la France et l’Allemagne, ont répondu en réaffirmant début septembre leur volonté de le mettre en oeuvre selon le calendrier visé.

  • Partager

Événement du Cercle des fiscalistes

Nouvelle édition des "Rencontres de la Fiscalité" arrive le 27 Juin !