Cumul des sanctions fiscales et pénales : une question pour rien ?

Publié le 25/05/2023

Par deux décisions très attendues, la Cour de cassation se prononce sur le cumul des répressions fiscale et pénale après que la CJUE a jugé en 2022 la jurisprudence constitutionnelle incompatible avec la Charte des droits fondamentaux. Une réforme législative d’ampleur s’impose pour donner corps aux exigences issues de ces décisions.

Par Jérôme TUROT, Avocat, Associé-Fondateur Cabinet Turot, membre du Cercles des fiscalistes et Marc PELLETIER, Professeur à l’Université Paris VIII, Avocat associé Racine Avocats.

Feuillet Rapide (espace abonnés Éditions Francis Lefebvre)

Un an après l’arrêt BV de la Cour de justice (CJUE 5-5-2022 aff. 570/20 : RJF 7/22 n° 690), dont les commentateurs attendaient qu’il produise une évolution importante de la question du cumul des sanctions fiscales et pénales, la chambre criminelle de la Cour de cassation vient de rendre, le 22 mars 2023, deux décisions publiées au Bulletin (Cass. crim. 22-3-2023 n° 19-81.929 et n°19-80.689 : à paraître à la RJF 6/23 n° 495), dans lesquelles elle donne son interprétation de l’arrêt de la Cour de justice. Les décisions du 22 mars dernier, très remarquées par la doctrine pénaliste (cf. Stéphane Detraz, Cumul des répressions fiscale et pénale : combinaison, par la Cour de cassation, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour de justice de l’Union européenne, JCP G n° 19/2023, 573), ne peuvent laisser les fiscalistes indifférents : en dépit de leur format inhabituellement long, elles ne fournissent paradoxalement guère d’indications utiles à destination des juridictions répressives et, au-delà, des différents acteurs de la répression de la fraude fiscale. Cela étant, il apparaît que l’affirmation – importante sur le plan théorique – de l’incompatibilité de la jurisprudence constitutionnelle avec les exigences de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux, ne saurait être dépourvue de conséquences pratiques, tant cette solution aboutirait à méconnaître l’arrêt de la Cour de justice du 5 mai 2022.

Seule une réforme législative d’ampleur est à même d’assurer le respect des exigences formulées dans les arrêts du 22 mars 2023, à défaut de quoi la question préjudicielle adressée par la Cour de cassation à la Cour de justice de l’Union européenne, qui a donné lieu à un grand arrêt de la Cour de Luxembourg, semblerait avoir été posée pour rien.

Les différents juges français et européens affrontent depuis des années la difficulté de respecter le principe « non bis in idem » sans pour autant bouleverser le système actuel de cumul de poursuites et de sanctions, qui admet ce cumul sous les faibles réserves posées par le Conseil constitutionnel dans les décisions Cahuzac et Wildenstein en 2016 (Cons. const. 24-6-2016 n° 2016-546 QPC : RJF 10/16 n° 862).

La chambre criminelle de la Cour de cassation a donc eu le grand mérite de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle destinée à vérifier la compatibilité de la réglementation française avec l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux (« Droit à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction e). Les deux décisions que vient de rendre la chambre criminelle tentent d’intégrer dans sa jurisprudence actuelle, sans la remettre en cause, la réponse qu’elle a reçue de la Cour de justice. Elles peuvent difficilement être considérées comme apportant la solution qu’appelle ce grave problème. S’appuyant sur la Cour de justice européenne, la Cour de cassation s’offre ainsi le luxe de censurer le Conseil constitutionnel : la chambre criminelle constate comme elle l’avait prévu que la réglementation française encadrant le cumul des sanctions fiscales et pénales – issue des « réserves d’interprétation » du Conseil constitutionnel – méconnaît les prescriptions de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux garantissant le principe du « non bis in idem » et casse, en conséquence, les arrêts de la cour d’appel de Chambéry et de la cour d’appel de Paris, qui en faisaient l’application traditionnelle.

Mais la Cour de cassation n’en tire pas toutes les conséquences. Sur la première réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel, à savoir qu’une condamnation pénale ne peut se cumuler à une majoration fiscale qu’en ce qui concerne les cas de fraude « les plus graves », la Cour de justice avait répondu qu’un tel cumul de sanctions constitue une limitation du droit fondamental consacré par l’article 50 de la Charte, qui interdit d’infliger, pour des faits identiques, plusieurs sanctions de nature pénale à l’issue de différentes procédures. Mais, ajoute la Cour, cette limitation du « non bis in idem » peut être justifiée sur le fondement de l’article 52, paragraphe I de la Charte : cette disposition d’application horizontale, issue d’un compromis politique nécessaire à l’adoption de la Charte, à laquelle il apporte une soupape, autorise des limitations à la plupart des droits garantis par la Charte, à condition que ces limitations ne portent pas atteinte à leur « contenu essentiel », qu’elles répondent à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union et qu’elles respectent le principe de proportionnalité.

La CJUE actionne ici cette soupape au motif que le cumul des sanctions fiscales et pénales « vise à garantir la perception de l’intégralité de la TVA due », et ceci « eu égard à l’importance que la jurisprudence de la Cour accorde, aux fins de réaliser cet objectif, à la lutte contre les infractions en matière de TVA» (§ 33). Cette dérogation au « non bis in idem » est donc explicitement spécifique aux infractions en matière de TVA. Depuis l’arrêt fondateur Akerberg Fransson de 2013 (CJUE 26-2-2013 aff. 617/10, Aklagaren c/ Hans Akerberg Fransson : RJF 6/13 n° 681) jusqu’à l’arrêt Menci de 2018 (CJUE 20-3-2018 aff. 524/15, Luca Menci : RJF 6/18 inf. 704), la Cour de justice attache une importance particulière à la TVA à raison de sa qualité de ressource propre de l’Union européenne ; l’arrêt BV se réfère d’ailleurs au précédent Menci, qui portait également sur la lutte contre la fraude à la TVA. L’avocat général avait également rappelé dans ses conclusions (§ 72) que, dans son arrêt Menci, la Cour avait statué sur la question de savoir « dans quelles circonstances l’omission de verser la TVA pouvait faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions ». Dans le sillage de cette jurisprudence, l’arrêt BV est également – et fort logiquement – rendu au visa de l’article 273 de la directive TVA, aux termes duquel « Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude », et de l’article 325 du TFUE, qui prévoit que les États membres combattent la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, comme l’avait fait son avocat général pour définir le cadre juridique (§ 4).

Or l’application de la Charte des droits fondamentaux en matière fiscale ne se limite pas à la seule TVA. Dans la mesure où, conformément aux prévisions de son article 51, la Charte s’applique aux situations dans lesquelles les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union, les droits qu’elle garantit peuvent être applicables en matière d’impôts directs. Il en va ainsi lorsque sont en cause des réglementations européennes telles que les directives Atad ou les directives DAC. Plus largement, la Charte est susceptible d’être invoquée s’agissant de l’ensemble des impôts directs dans des situations transfrontalières, lesquelles bénéficient ainsi des grandes libertés de circulation garanties par le TFUE. Toute invocation d’une raison impérieuse d’intérêt général de nature à justifier une entrave ou une restriction à un droit de l’Union constitue une mise en oeuvre de ce dernier, rendant ainsi la Charte pleinement applicable. Cela étant, rien ne permet de considérer que, dans des situations où la Charte est applicable, la lutte contre la fraude en matière d’impôt sur le revenu ou d’impôt sur la fortune serait considérée comme justifiée sur le fondement de l’article 52, § 1 de la Charte.

D’une part, la Cour de justice n’a semble-t-il pas encore eu l’occasion de se prononcer sur ce point. D’autre part, et surtout, l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur la fortune n’entretiennent pas de lien aussi étroit avec le financement de l’Union européenne que la NA : la question est réservée. Les décisions du 22 mars passent sous silence le fait que le cumul n’a été admis par la Cour de justice qu’en matière de TVA. Les deux arrêts de la Cour de cassation généralisent à l’ensemble de la fraude fiscale, en privilégiant un raisonnement par capillarité, une dérogation que la Cour de justice n’a autorisée qu’en matière de lutte contre la fraude à la NA – mais pas nécessairement la dérogation de l’article 52, § I.

La plus importante réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel est celle qui énonce que le principe de proportionnalité implique que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. Cette réserve avait été jugée insuffisante par la Cour de justice de l’Union européenne. C’est sur ce point que les arrêts de la chambre criminelle étaient très attendus, pour mesurer les conséquences que la Cour de cassation entendait tirer de la censure portée par la Cour de justice sur le système français. Après un an de réflexion, la chambre criminelle semble avoir choisi tout simplement le maintien de sa jurisprudence antérieure, comme si la Cour de justice lui avait apporté un satisfecit. Pourtant, l’arrêt de la Cour de justice fait apparaître plusieurs divergences avec la jurisprudence de la Cour de cassation : divergence explicite sur la façon de comparer les sanctions pénales et fiscales, mais aussi divergence implicite sur le plafond de la sanction.

Divergence certaine sur la façon de comparer les sanctions pénales et fiscales

La principale difficulté posée par l’ésotérique formulation de la réserve par laquelle, en 2016, le Conseil constitutionnel a cru faire respecter le principe du non-cumul tient au fait que le Conseil mélange les sanctions en dépit de leurs différences de nature, à savoir les sanctions pécuniaires avec les peines de prison.

La chambre criminelle de la Cour de cassation avait très vite apporté un correctif à la réserve du Conseil constitutionnel, en jugeant qu’on ne peut l’appliquer que si les sanctions sont de même nature : relevant à juste titre que la réserve du Conseil constitutionnel suppose, pour être mise en œuvre, de pouvoir procéder à la comparaison des maximums des sanctions pénales et fiscales, elle en a déduit, de façon surprenante, que, « lorsque le prévenu justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale définitivement prononcée pour les mêmes faits, le juge pénal n’est tenu de veiller au respect de l’exigence de proportionnalité que s’il prononce une peine de même nature » (Cals. crim. 11-9-2019 n° 18-81.067: RJF 12/19 n°1197 et nombreuses décisions postérieures). La Cour a ainsi réécrit la réserve du Conseil constitutionnel : alors que celui-ci mélangeait des choux et des carottes, selon les termes expressifs de Virginie Peltier (Droit pénal n° 12, décembre 2020, comm. 220), la Cour de cassation prend en compte la nature même des sanctions, ce en quoi elle a évidemment raison, mais sans en tirer la conclusion logique suivant laquelle le juge pénal doit s’interdire de prononcer une peine de prison lorsque le juge fiscal a infligé une majoration fiscale.

Sa jurisprudence autorise au contraire le juge pénal à prononcer une peine de prison sans considération pour les sanctions pécuniaires déjà mises à la charge du contribuable. La réserve du Conseil constitutionnel était certes mal rédigée, mais l’esprit de cette réserve était clair : le juge constitutionnel entendait prendre en considération la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées, et la jurisprudence de la chambre criminelle, privant de portée le principe du « non bis in idem », dénature cette volonté.

C’est cette difficulté que la Cour de justice a parfaitement identifiée, et sur laquelle s’est longuement étendu son avocat général. La Cour a condamné cette « tunnellisation » des sanctions instituée par la chambre criminelle, qui conduisait à laisser toute liberté au juge pénal d’ajouter une peine de prison à une sanction pécuniaire, sans se demander si la sanction pécuniaire n’était pas déjà suffisante par rapport à la gravité de l’infraction. Selon le juge européen, le juge doit s’assurer que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée, sous peine de méconnaître le principe de proportionnalité (§ 50). La Cour semble juger, dans un considérant, il est vrai, un peu difficile à interpréter, que cette exigence n’est pas respectée par une réglementation prévoyant un cumul entre une sanction administrative pécuniaire de nature pénale et une peine privative de liberté (§ 51).

Comment la chambre criminelle intègre-t-elle cette exigence ? Elle indique que, préalablement au prononcé de sanctions pénales, le juge pénal devra désormais vérifier que les faits retenus présentent un degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention. Lorsque le contribuable a déjà fait l’objet d’une sanction fiscale définitive, il appartient au juge pénal de « s’assurer que la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise ». L’arrêt précise que le juge est tenu de motiver sa décision au regard de critères que l’arrêt énumère, mais qui n’ont rien de nouveau (montant des droits fraudés, nature et circonstances des agissements).

De façon très révélatrice, la chambre criminelle fait référence aux dispositions des articles 132-1 et 132-20 du Code pénal concernant la motivation du choix de la peine. C’est une façon implicite mais claire d’indiquer que les exigences posées par la Cour de justice ne nécessitent aucune réforme législative. La Cour postule que ces exigences s’intégraient sans difficulté dans le cadre légal actuel dès lors que, en toutes matières, le Code pénal prescrit d’ores et déjà au juge d’individualiser la peine (l’article 132-1 prévoit que « Toute peine prononcée par la juridiction doit être individualisée » et l’article 132-20 ajoute que « Le montant de l’amende est déterminé en tenant compte des ressources et des charges de l’auteur de l’infraction »). Cette volonté de dissoudre les exigences de la Cour de justice dans notre Code pénal tel qu’il est, ou, plus exactement, de réduire le principe de proportionnalité au principe d’individualisation des peines pour défendre le statu quo législatif, ne convaincra probablement pas la Cour de justice, dont on imagine mal qu’elle se satisfasse d’une simple obligation formelle de motivation. Il suffit pour s’en convaincre de relever que, dans l’affaire BV, le Gouvernement français avait déjà soutenu devant le juge européen que le principe de proportionnalité des peines, qui permet au juge de moduler la sanction pénale, suffisait à assurer le respect du principe « non bis in idem ». Autrement dit, selon la position défendue par le Gouvernement, le juge pénal prenait nécessairement déjà en compte l’ensemble des sanctions fiscales infligées au contribuable lorsqu’il entrait en voie de condamnation, faisant application de la Charte des droits fondamentaux sans le savoir, tel Monsieur Jourdain. Réfutant cette défense, l’avocat général avait au contraire estimé probablement nécessaire une évolution du cadre législatif, répondant au Gouvernement français que « la législation française semble ne permettre la pondération de la gravité des sanctions cumulées que lorsque celles-ci sont toutes de nature pécuniaire » et que, si tel était le cas, elle est incompatible avec l’article 50 de la Charte. La Cour de justice a suivi cette analyse, et rappelé à la Cour de cassation qu’elle avait elle-même indiqué dans son arrêt de renvoi que la limitation ne s’applique qu’aux sanctions de même nature (§ 54), ce qui sous-entend que le cadre législatif actuel ne permet pas de pondérer la gravité de la sanction globale.

Divergence possible sur le plafond de la sanction

Autre point de divergence entre la Cour de justice et la Cour de cassation : la Cour de cassation, appliquant à la lettre les réserves de 2016 du Conseil constitutionnel, plafonne le montant de la sanction au niveau le plus élevé des deux sanctions encourues. Tel n’est pas véritablement le plafond imposé par la Cour de justice de l’Union européenne, qui juge dans son arrêt du 5 mai 2022 que le respect de la Charte impose que l’ensemble des sanctions infligées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée. Les récents arrêts de la chambre criminelle reformulent cette exigence pour la faire coïncider avec la jurisprudence antérieure : il suffit que le juge pénal vérifie que le montant global des sanctions ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. La chambre criminelle postule que, aussi longtemps que la sanction se situe en dessous du montant le plus élevé, elle n’excède pas la gravité de l’infraction.

Quel est ce niveau le plus élevé de la sanction encourue par un contribuable redressé ? C’est certainement la sanction pénale, mais le niveau de la sanction pénale encourue est très imprécis. Tout citoyen sait avec certitude que le port illégal de décoration expose à une amende de 15 000 euros, la chasse en période de fermeture à une amende de 50 000 euros et l’abandon de son animal domestique à une amende de 45 000 euros ; en revanche, on est loin de savoir avec autant de clarté quelle est la peine maximale d’amende pour fraude fiscale. Elle est en principe de 500 000 euros (contre 37 500 euros jusqu’en 2012 : une augmentation aussi brutale constitue déjà l’indice d’une sévérité excessive et d’une rupture d’égalité devant la peine). Mais elle peut être portée à 3 millions d’euros si la fraude a été réalisée dans certaines circonstances énumérées à l’article 1741 du CGI, considérées comme aggravantes, mais qui sont trop vaguement définies pour doser véritablement la condamnation, et pour certaines assez facilement remplies, en l’état récent de la jurisprudence, telles que l’utilisation d’un acte « fictif ou artificiel ».

En outre, dans les mêmes souples conditions, l’amende peut être portée au double du produit tiré de l’infraction, et pour les personnes morales à dix fois ce montant, en vertu de la règle du quintuple qui s’applique aux personnes morales (l’article 131-38 du Code pénal prévoit que le taux maximum de l’amende applicable aux personnes morales est égal au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques). Le juge pénal peut donc infliger une amende égale au double ou au décuple du montant des droits éludés. Cette faculté est, semble-t-il, rarement appliquée, comme il est prévisible en raison du caractère disproportionné d’une telle sanction ; mais du seul fait que cette faculté existe, il sera pratiquement impossible à un contribuable de soutenir que le cumul des deux sanctions a dépassé le maximum de l’amende pénale. Le plafonnement ainsi conçu par référence à une sanction pratiquement inapplicable et inappliquée ne répond pas aux exigences européennes. Il n’est pas inimaginable qu’aux yeux du juge européen le plafonnement à un tel niveau de sanction, et en l’absence de véritable échelle de gravité, soit susceptible de « faire porter à l’intéressé un fardeau excessif », selon l’expression de la Cour européenne (CEDH 15-11-2016 n » 24130/11 et 29758/11, A et B c/ Norvège : RJF 2/17 n° 210). L’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 énonce que : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Le Conseil constitutionnel vérifie que le législateur ne dépasse pas la peine strictement nécessaire, et censure une sanction « manifestement disproportionnée au regard de la gravité du manquement constaté, comme de l’avantage qui a pu en être retiré » (Cons. const. 30-12-1997 n° 97-395 DC : RJF 2/98 n° 182 et, surtout, 26-5-2021 n° 2021-908 QPC, Sté KF3 Plus : RJF 8-9/21 n° 839).

À l’issue du questionnement du juge européen, rien n’est vraiment réglé : l’obligation mise à la charge du juge de vérifier que l’ensemble des sanctions infligées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée réintroduit une comparaison entre des choux et des carottes que la Cour de cassation s’était efforcée d’éviter. En l’absence de toute ligne directrice, de tout barème légal, combien « vaut » une peine d’emprisonnement ? L’existence d’un sursis doit-elle être prise en compte ? Comment pondérer entre elles les peines d’amende et les peines d’emprisonnement et, au-delà, comment les articuler avec les sanctions fiscales ? À l’évidence, le législateur doit se saisir de cette question.

Nécessité pour le juge pénal d’attendre la décision du juge de l’impôt.

Le législateur n’ayant prévu aucune coordination entre les poursuites pénales et fiscales, aucune disposition légale n’indique qui, du juge fiscal ou du juge pénal, doit statuer en premier. Selon la chambre criminelle, cet ordre est indifférent : même lorsqu’une procédure est pendante devant le juge de l’impôt à fin de décharge de l’imposition, le juge pénal n’est en principe pas tenu de surseoir à statuer jusqu’à ce qu’une décision définitive du juge de l’impôt soit intervenue. Ce n’est que par exception que le juge pénal peut surseoir à statuer, en présence d’une décision non définitive ayant prononcé la décharge de l’impôt pour un motif de fond (en dernier lieu : Cass. crim. 1-12-2021 n° 20.83.969 : RJF 4/22 n° 403). D’évidence, pour écarter des contrariétés de décisions qui choquent non seulement la justice mais même la raison, il est préférable que le juge fiscal se prononce en premier, puisque c’est lui qui a toute compétence pour déterminer si le contribuable a ou non fraudé, et quelle est l’importance de la fraude. Ces contrariétés de décisions constituent une atteinte au principe de sécurité juridique censurée par la Cour européenne des droits de l’homme, comme l’a reconnu la France (CEDH 4-4-2023 n° 79356/17, Stassart c/ France), même si la jurisprudence de la Cour de cassation consacre enfin la possibilité de la révision d’une condamnation pénale à la suite d’une décharge de l’impôt : mieux vaut prévenir que réviser.

En réalité, à bien y réfléchir, l’article 1741 du CGI présuppose que le juge de l’impôt se soit prononcé en premier, puisqu’il prévoit que la peine d’amende, qui s’élève en principe à 500 000 euros, peut être fonction du montant du redressement (puisqu’elle peut être portée au double, voire au décuple pour les personnes morales, du produit de l’infraction), ce qui exige de connaître le montant des droits éludés. Ainsi, le juge pénal ne peut pas prononcer l’amende proportionnelle aux droits éludés si le juge fiscal n’a pas déjà statué définitivement sur le montant de ces droits. Le juge pénal est en effet compétent pour caractériser l’existence d’une fraude fiscale, mais non pour fixer le montant des droits éludés (Cass. crim. 27-10-1980 n° 79-94.981 ; Cass. crim. 6-10-2010 n° 09-87.562). Le législateur, en prévoyant que l’amende pénale puisse être fonction des droits éludés, sous-entend comme évident que le fiscal passe avant le pénal.

Reste posée la question du cumul des poursuites, indépendamment du cumul des sanctions

En l’état actuel de la jurisprudence, la Cour de cassation n’impose ce contrôle de la condition de gravité qu’au juge pénal lui-même, c’est-à-dire au tribunal correctionnel, et non au parquet qui entame une poursuite, ni au juge d’instruction éventuellement saisi. Autrement dit, les poursuites peuvent être engagées et continuées, parfois pendant plusieurs années d’enquête préliminaire, sans que le parquet n’ait à vérifier la condition de gravité ; de même, une instruction peut être menée sans que le juge d’instruction n’ait à se poser cette question, qui semble ne surgir que devant le tribunal correctionnel.

Au contraire, la jurisprudence, tant de la CJUE que de la CEDH, incite à ce que le procureur procède à un classement sans suite, et à ce que le juge d’instruction prononce un non-lieu si la fraude, déjà sanctionnée par des majorations fiscales, n’est pas suffisamment grave pour mériter un cumul de poursuites. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne pose des restrictions non seulement au cumul des peines mais également au cumul des poursuites (CJUE 20-3-2018 aff. 524/15, Luca Menci : RJF 6/18 inf. 704, à l’instar de CEDH 15-11-2016 n » 24130/11 et 29758/11, A et B. c/ Norvège : RJF 2/17 n° 210). Dans l’affaire BV, alors même que la Cour n’était pas interrogée sur la question de la coordination des poursuites, son avocat général a tenu à rappeler qu’il est impératif qu’il existe des « règles assurant une coordination visant à réduire au strict nécessaire la charge supplémentaire que comporte Ile] cumul pour les personnes concernées », en faisant référence à l’arrêt Menci. Une nouvelle fois, cela appelle une réforme législative afin d’instituer un système d’aiguillage entre le pénal et le fiscal, comme cela a été fait en matière de sanctions du droit de la concurrence.

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