« Impôt : la ministre de l’Égalité entre les hommes et les femmes » – Interview pour Les Échos

Publié le 15/01/2024

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A la suite d’une tribune plaidant pour la suppression de la solidarité fiscale pour les couples séparés, Philippe Bruneau et Jean-Yves Mercier, respectivement président et vice-président du Cercle des fiscalistes, détaillent dans un entretien exclusif accordé aux « Échos » la réforme qu’ils défendent et les fondements de leur prise de position.

Publié le 15/01/2024

En se mariant ou en se pacsant, les couples deviennent solidaires du paiement de l’impôt et des éventuelles dettes fiscales apparues durant l’union. La séparation ne met pas un terme à cette solidarité fiscale si les impayés remontent à la période conjugale. Ce principe permet à l’administration de demander son dû, pénalités comprises, à l’un ou l’autre des ex-partenaires même si le contribuable sollicité – le plus souvent l’ex- conjointe – est totalement étranger à la fraude.

Dans une tribune parue dans « Le Monde » le 14 janvier, Philippe Bruneau, président du Cercle des fiscalistes, Jean-Yves Mercier, vice-président du Cercle des fiscalistes, Gilles Bonnet, notaire étude KL Conseil, et Béatrice Hingand, directrice de la rédaction fiscale Lefebvre Dalloz, tous membres du Cercle des fiscalistes, s’insurgent contre ce dispositif.

Alors que le 18 janvier, des députés Modem devraient soumettre durant leur niche parlementaire une proposition de loi visant à exclure la résidence principale de l’appréciation de la situation patrimoniale des personnes demandant à être déchargées de la solidarité fiscale, Philippe Bruneau et Jean-Yves Mercier défendent, dans un entretien accordé aux « Échos », une réforme beaucoup plus radicale de la solidarité fiscale.

La solidarité fiscale est un vieux principe du code des impôts. Pourquoi vous y intéresser maintenant ?

Jean-Yves Mercier : « Il y a quelques semaines nous avons rédigé une première tribune sur la mise en place du taux individualisé par défaut pour l’imposition à la source des couples. Si cette mesure a bien des mérites, elle n’est pas non plus extraordinaire, la facture globale du ménage reste inchangée. Surtout, elle ne s’attaque pas à une règle beaucoup plus néfaste pour les femmes qu’est la solidarité fiscale maintenue après la séparation ».

Philippe Bruneau : « Avant que Jean-Yves attire mon attention sur les conséquences de la solidarité fiscale, je ne connaissais pas du tout cette problématique. Quand nous avons rédigé notre première tribune, je la percevais comme un problème, certes grave, mais qui touchait peu de personnes. Mais, j’ai été extrêmement choqué quand à la suite de la parution de ce texte, nous avons discuté avec des femmes victimes ».

Jean-Yves Mercier : « Nous avons en effet suscité l’intérêt d’un nombre important de lecteurs. Par la suite, les témoignages recueillis étaient alarmants. Donc, plutôt que d’assouplir simplement la demande de décharge de solidarité fiscale [cette possibilité ouverte aux personnes divorcées ou ayant mis un terme à leur PACS est très difficile à obtenir, NDLR] – la stratégie qui a été adoptée ces dernières années – nous pensons qu’il faut un changement d’ampleur de la législation afin de mieux protéger les femmes contre les conséquences des rappels d’imposition. D’où la publication d’une seconde tribune mettant en cause le bien-fondé de revoir la solidarité fiscale. Nous estimons que celle-ci doit être supprimée pour les redressements portant sur la période de vie commune mais établis après la séparation ».

Donc avant même que le divorce ne soit prononcé ?

Philippe Bruneau : « Il y a fréquemment deux à trois ans d’attente entre la séparation de corps et le prononcé du divorce. Or, c’est durant cette période charnière que se font les règlements de compte. Il faut donc que ce soit l’ordonnance de résidence séparée qui mette fin à la solidarité fiscale ».

Que retenez-vous de vos échanges avec des femmes devant payer pour leurs ex-maris ?

Philippe Bruneau : « J’ai été frappé par la sévérité de l’administration. Généralement, les rappels d’imposition correspondent à des fraudes survenues dans le cadre d’une activité professionnelle à laquelle l’épouse ne participait pas. Reconnaissant qu’ils sont les seuls responsables du manquement fiscal, certains maris ont même écrit à l’administration pour expliquer que leur épouse était totalement étrangère à leurs propres actes. L’administration n’en tient pas du tout compte. Elle prend l’argent dans la poche qui est la plus profonde, sans se soucier de la responsabilité individuelle. L’épouse devient alors une simple garantie, une caution du mari, mais sans bénéficier des protections légales que donne le Code civil ».

Que voulez-vous dire ?

Jean-Yves Mercier : « Le code des procédures fiscales donne des garanties et des moyens de se défendre aux contribuables dont la situation est examinée par l’administration. Lorsque cette dernière découvre des manquements, elle commence par adresser une proposition de rectification, sur laquelle le contribuable visé peut émettre des objections. Si après différents échanges, le fisc confirme le redressement et émet l’avis d’imposition rectificatif, le contribuable peut alors saisir le Tribunal administratif. Puis, s’il est débouté, il peut avoir recours à la Cour administrative d’appel, voire saisir in fine le Conseil d’Etat. Lorsque la solidarité fiscale est activée, l’ex- conjointe n’a pas accès à ces outils de défense. C’est invraisemblable. On ne peut pas la prendre comme une contribuable et lui refuser les garanties qui s’attachent à cette qualité ».

Philippe Bruneau : « Le sujet n’est donc pas juste d’assouplir la demande de décharge. Ce sont les fondements mêmes de la solidarité fiscale qui sont branlants ».

Jean-Yves Mercier : « Selon nous, cette atteinte aux droits pourrait même justifier un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme ».

Dans beaucoup de cas qui m’ont été signalés, revenait le fait que le conjoint à l’origine de la fraude ne résidait plus en France au moment du redressement. De quoi en déduire que l’administration fiscale tape, certes, à la porte de celui qui a la poche la plus pleine, mais aussi à la porte la plus facile d’accès. Cela vous a-t-il aussi été rapporté ?

Philippe Bruneau : « Tout à fait, même s’il y a aussi des cas où les ex-époux vivent en France et à quelques kilomètres l’un de l’autre. Dès que l’un s’est établi en dehors de l’Union européenne, cela devient complexe pour l’administration d’aller le chercher. De cela découle un risque pour les finances publiques. Si le fonctionnement de la solidarité fiscale venait à être plus largement connu, des personnes malveillantes, a fortiori ayant une binationalité, pourraient l’utiliser en s’expatriant pour se dérober à l’impôt et laisser la facture à leur ex-partenaire ».

Jean-Yves Mercier : « Ces fraudeurs pourraient utiliser le mariage comme une assurance tout risque contre leurs agissements délictueux ».

Les débats autour de la dernière loi de Finances ont montré à nouveau l’opposition du ministère des Comptes publics à réformer la solidarité fiscale. La proposition que vous formulez a-t-elle une chance de voir le jour ?

Jean-Yves Mercier : « Ce n’est pas une surprise. Bercy est fermement opposé à tout ce qui peut nuire au bon recouvrement de l’impôt. Cela étant, si un certain nombre de victimes commençaient à mener des recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui à mon sens peut les accueillir, cela pourra inciter le gouvernement à se montrer lucide et à corriger la solidarité fiscale ».

Philipe Bruneau : « C’est le sens de l’Histoire. La pression sociétale est manifeste . Dès lors que sont exhumés des codes, des jurisprudences ou des instructions d’un autre temps, l’opinion publique s’en saisit. C’est pourquoi nous terminons notre seconde tribune en interpellant la ministre de l’Egalité entre les femmes et les hommes [Suite au remaniement ministériel du 11 janvier 2024, ce portefeuille a été confié à Aurore Bergé, qui succède à Bérangère Couillard, NDLR]. A notre sens, si la réforme que nous appelons de nos voeux est bien menée, elle devrait emporter, sans trop de difficulté, l’adhésion des acteurs politiques ».

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