Autoriser le fisc à espionner les comptes des usagers des réseaux sociaux : danger !

Publié le 8/11/2022

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Philippe Bruneau et Jean-Yves Mercier (le président et le vice-président du Cercle des fiscalistes) alertent sur cet espionnage par le fisc des comptes des usagers des réseaux sociaux dans la lutte contre la fraude fiscale.

Publié le 07/11/2022 dans le Figaro (article réservé aux abonnés)

Le Fisc pourrait à terme scruter les publications sur les réseaux sociaux.

Lutter contre la fraude fiscale est une absolue nécessité tant cette fraude mine les finances de l’État comme les fondamentaux de la démocratie. C’est dans cet esprit que la mission d’information du Sénat sur la lutte contre la fraude fiscale a rendu son rapport le 2 novembre en proposant des améliorations à la loi antifraude de 2018. Cependant, certains éléments de ce rapport laissent perplexes.

De longue date, les pouvoirs publics présentent la lutte contre la fraude fiscale comme la quête d’un trésor caché dont le rendement serait extensible à l’infini, solution miracle pour assainir nos finances publiques. Ainsi, le rapport se félicite d’une «hausse tendancielle depuis 2018, après plusieurs années de baisse inquiétante du rendement du contrôle fiscal». C’est un vrai travers intellectuel de considérer que la baisse des rappels d’impôt est inquiétante et que le rendement du contrôle devra augmenter sans fin. La fraude diminue en raison des armes nouvelles, législatives et technologiques, dont se dote année après année l’administration. Certaines fraudes ont disparu tout simplement parce qu’elles ne sont plus possibles ou que les contribuables savent qu’elles sont repérables. Certains montages d’évasion fiscale sont abandonnés par les entreprises parce que de nouvelles dispositions législatives, ou la révision de certaines conventions fiscales internationales, les ont rendus impraticables.

Le second élément de perplexité concerne la possibilité pour l’administration fiscale, depuis 2021, d’aspirer les données publiées par les Français sur internet pour détecter les fraudeurs. Elle est autorisée, jusqu’en 2024, à «collecter et à exploiter au moyen de traitements automatisés et informatisés les informations publiées par les utilisateurs de plateforme en ligne», c’est-à-dire faire du « datamining » au moyen d’algorithmes.

Aller trop loin

Les États-Unis l’avaient expérimenté avant d’y renoncer, ayant estimé que cet espionnage des citoyens allait trop loin dans la violation de la vie privée. À rebours des Américains, le rapport propose au contraire de multiplier les données aspirables. Le Conseil constitutionnel a encadré (en 2020) l’autorisation donnée à Bercy de faire du «datamining» sur les réseaux sociaux par cette importante réserve: les données susceptibles d’être collectées et exploitées sont limitées aux « contenus librement accessibles sur un service de communication au public en ligne d’une des plateformes (…), à l’exclusion donc des contenus accessibles seulement après saisie d’un mot de passe ou après inscription sur le site en cause ».

Cette réserve a été réitérée et précisée par la Cnil puis par le Conseil d’État. Elle consiste à bien distinguer entre les données librement accessibles -accessibles sans aucune forme de connexion – et les données publiquement accessibles – accessibles aux seules personnes qui disposent d’un compte sur la plateforme concernée et généralement d’un mot de passe.

De tels procédés doivent être écartés car ils conduiraient à une société de suspicion généralisée, dans laquelle les citoyens, craignant constamment d’être écoutés et piégés, n’oseront plus communiquer librement entre eux.

Bercy s’est plaint devant la mission d’inspection du Sénat que ses agents ne puissent pas accéder à certains contenus publiés sur les réseaux comme Facebook ou Instagram, pour lesquels il est nécessaire de disposer d’un compte. L’administration fiscale souhaite qu’une prochaine loi abroge cette distinction sous condition de «garanties» (habilitation des agents, durée limite de conservation des données…) qui paraissent plutôt formelles et théoriques.

Ainsi les citoyens verraient apparaître sur Facebook ou Instagram des interlocuteurs qui – sous l’apparence de simples particuliers – seraient des enquêteurs de Bercy guettant des indices de fraude, lisant tous les messages, enregistrant les photographies, dressant des procès-verbaux des propos tenus.

Pourquoi pas aussi des «abonnés» ou des «amis» qui seraient en réalité des contrôleurs? Certains de ces «amis» ne pousseront-ils pas les internautes à la faute? Bercy indique que cela sera interdit aux agents, mais de telles interdictions sont difficiles à faire respecter. Et l’internaute n’aura aucune preuve, quand il recevra un redressement, qu’il a été espionné et peut-être même piégé par un enquêteur.

La personne qui communique sur Facebook s’adresse à des internautes, elle croit que les informations qu’elle donne sur elle-même ne sont destinées qu’à entretenir des relations sociales, amicales et familiales. L’interception de ces messages s’apparenterait à une violation de correspondance.

Pourquoi, dans cette logique ne pas autoriser les contrôleurs à ouvrir les enveloppes dans les bureaux de poste? Les comptes Facebook ou Instagram créés par des agents de l’administration seraient en réalité des faux comptes conçus dans un but détourné, probablement créés sous de faux profils, et contrevenant à l’idée du réseau.

De tels procédés doivent être écartés car ils conduiraient à une société de suspicion généralisée, dans laquelle les citoyens, craignant constamment d’être écoutés et piégés, n’oseront plus communiquer librement entre eux. Faut-il tout sacrifier à la lutte contre la fraude? Une société dans laquelle la fraude serait devenue totalement détectable serait nécessairement une société dans laquelle la notion de vie privée aurait disparu.

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